Le débat sur l’usage des cétones dans le cyclisme fait rage de plus belle ces jours-ci, plusieurs coureurs notamment français (Bardet, Demare) ayant recommandé leur interdiction.
« J’ai l’impression d’avoir élevé mon niveau de jeu cette année mais ça ne s’est pas forcément vu, tant le peloton roule vite… Ça va crescendo chaque année et ce n’est sans doute pas près de s’arrêter. »
Romain bardet, sport FR, 13 décembre 2021
L’augmentation du niveau sur les courses pro n’est certes pas qu’une affaire de cétones. Les contrôles anti-dopages sont moins fréquents, et nous savons que d’autres produits sanguins novateurs et au fort potentiel dopant sont certainement déjà en usage au plus haut niveau. J’y ai consacré deux articles en septembre dernier, le nouveau dopage sanguin (article 1 et article 2).
Qu’est ce que les cétones? Ces corps cétoniques sont produits par le foie, suite à la consommation de lipides.
Les régimes « kéto » (pour « ketones » en anglais) sont actuellement très populaires.
Le principe est de forcer le corps humain à utiliser les graisses comme principal combustible, plutôt que les sucres. La perte de poids serait plus facile, ainsi que le maintien du poids par la suite, parce que les gens sur un tel régime consomment beaucoup moins de sucre.
En sport, l’avantage est de retarder l’usage des sucres, et ainsi préserver ses « cartouches » pour les fins de course. On apprendrait ainsi au corps à devenir plus « efficace ».
Un régime cétonique permettrait aussi d’accélérer la récupération.
De nombreuses équipes seraient déjà sur les régimes cétoniques, notamment la Jumbo-Visma et la Deceuninck. La plupart des équipes pro disposent aujourd’hui de nutritionnistes, chefs, et camions-repas, facilitant les choses à ce niveau.
On peut également acheter des produits ou suppléments alimentaires (cétones exogènes) maximisant la production de corps cétoniques.
Ces régimes ne vont pas sans risque, notamment pour le foie. Certains crient à des régimes carrément dangereux pour la santé, en particulier pour les personnes diabétiques.
Alors, dopage les régimes kéto? Pas sûr, surtout que certaines études scientifiques récentes concluent à l’absence d’avantages dans les sports, notamment tel que rapporté récemment par le directeur médical de l’UCI.
Je vous avoue y perdre mon latin! Pour Jean-Pierre de Mondenard, bien connu dans la lutte contre le dopage, le débat sur les cétones est même un « masquant médiatique », des problèmes autrement plus pertinents devant être réglés en matière de dopage.
Marc Kluszczynski nous aidę aujourd’hui à y voir plus clair, et je l’en remercie.
Sky fut la 1ère équipe cycliste à utiliser les cétones incorporées dans les boissons d’effort dès 2011.
Mises au point par le physiologiste anglais Kieran Clarke, Dave Brailsford les considérait comme faisant partie des fameux gains marginaux. A-t-on des preuves de leur effet ergogène ?
Les études sont peu nombreuses ; certaines montrent que les cétones d’apport exogène sont utilisées dans l’effort avec une amélioration de 0,5 à 2% des performances. Une étude de 2016 parlait de 15% !
L’UCI (Pr Xavier Bigard, directeur de la commission médicale) et le MPCC (Roger Legeay) dénoncent leur absence totale d’action et recommandent de ne pas les utiliser. On attend donc une étude indépendante (chez des cyclistes) qui chiffrerait leur avantage réel en cyclisme, mais on sait déjà qu’une consommation élevée bloquerait la lipolyse et diminuerait la glycémie.
Un petit rappel de la biochimie des cétones endogènes pour fournir une base de discussion: fabriqués par l’organisme à partir de la dégradation des lipides dès le 5ème à 7ème jour de jeûne ou quand l’apport en glucides est insuffisant, les corps cétoniques (ou cétones) lui permet d’épargner la souffrance du cœur et du cerveau qui ne fonctionnent qu’au glucose dont les réserves sont épuisées en une journée.
Mais ces cétones seront aussi utilisés comme carburant alternatif dans les muscles. D’où l’intérêt dans les sports.
L’organisme fabrique trois cétones : le ß-hydroxybutyrate, l’acétoacétate et l’acétone. Lorsque le glucose vient donc à manquer dans la cellule, les acétyl-coenzyme A provenant de ces cétones sont incorporés dans une voie métabolique de dérivation (la cétogénèse) où le cycle de Krebs (ß-oxydation des acides gras) pourra utiliser ces cétones dans la fourniture d’énergie. C’est la théorie biochimique dans un organisme au repos. Peut-il en être le cas chez un cycliste professionnel ? Et les cétones exogènes peuvent-elles être utilisées comme source d’énergie supplémentaire alors que les glucides et le glucose ne manquent pas ?
L’étude de Kieran Clarke (1) l’affirmait : les cétones seront incorporées dans le cycle de Krebs en vue de produire de l’énergie sous forme d’ATP avant l’épuisement des réserves en glycogène, puis éliminées sous forme de gaz carbonique (CO₂) et d’eau. Il est vraisemblable que leur effet ergogène serait fonction du métabolisme du cycliste et des conditions de course.
Julian Alaphilippe considère les cétones comme faisant partie de son plan nutritionnel.
Romain Bardet, par contre, les assimile à des substances de la zone grise, citant comme exemple le tramadol (interdit par l’UCI en 2019, mais pas par l’AMA). On pourrait en citer d’autres comme les hormones thyroïdiennes.
Qui a raison ?
Considérons le métabolisme et l’élimination de ces substances citées : des substances exogènes (tramadol, autres produits dopants) seront éliminées après glucuronoconjugaison ou sulfoconjugaison dans les urines ou les selles, ce qui permet leur détection. Romain Bardet, mais également Arnaud Démare, Guillaume Martin, souhaitent l’interdiction des cétones.
Si les cétones étaient interdites, on se heurterait à plusieurs difficultés dans leur détection. Comment les déceler puisqu’elles disparaissent totalement de l’organisme sain (2)? Aussi, comment les différencier d’une source alimentaire ou endogène ? Les triglycérides à chaîne moyenne (entre 8 et 12 atomes de carbone) tels ceux présents dans l’huile de coco, peuvent se transformer en corps cétoniques.
Aucune étude n’a envisagé la dangerosité des cétones. Le MPCC en fait son cheval de bataille. Qu’en serait-il lors d’un apport exogène à haute dose ? Kieran Clarke cite des troubles gastro-intestinaux banaux. On pourrait suspecter à haute dose une acidose métabolique potentiellement mortelle (telle l’acidocétose du diabétique). Il n’y a donc actuellement aucune preuve de leur effet sur l’amélioration des performances (dans la déclaration du 8 décembre du Pr Bigard) et de leur danger.
La question de l’éthique sportive ne peut se résoudre au prix du débat sur les cétones. Peut-on vouloir l’interdiction d’une substance en se basant sur des convictions personnelles ? L’idée de bien « performer » sans l’aide des cétones serait la preuve de leur inefficacité. On se retrouve dans la même situation d’un individu déclarant être capable de faire son sport sans manger de viande, et qui voudrait montrer son inutilité voire son danger. Consommer tous les jours de l’huile de coco fait-il de vous un consommateur de cétones ? Consommer des gélules de glycogène (elles n’existent pas !) ferait-il de vous un dopé ?
Début décembre, l’AMA déclarait que les cétones ne remplissaient pas les conditions pour être interdites. L’UCI était plus nuancée : tout en admettant qu’il serait compliqué de les interdire, Xavier Bigard recommande de ne plus les utiliser (!) en attendant d’autres études que l’UCI a lancées. On doute de la pertinence d’un tel conseil.
Dans ce débat, on se rangera plutôt du côté de Julian Alaphilippe que de celui de Romain Bardet, Guillaume Martin et Arnaud Démare. On retiendra le critère déterminant des cétones incorporées dans la filière énergétique et disparaissant en eau et gaz carbonique, tels les graisses et sucres. Les cétones sont donc bien un aliment. On ne peut interdire l’utilisation de pâtes!
- Kinetics, safety and tolerability of (R)-3-hydroxybutyl(R) (3) hydroxybutyrate in healthy adults subjects. Kieran Clarke and coll. Univ of Oxford. Regulatory Toxicology and Pharmacology, vol 63, Issue 3, August 2012, p 401-408. La boisson Delta-G augmente le taux d’acétoacétate et de ß-hydroxybutyrate. Son but était de restaurer les capacités cognitives des militaires soumis à une restriction glucidique. Son prix était exorbitant : 2678 euros le litre. Le prix des cétones reste élevé (1400 euros le litre) alors que leur fabrication ne coûte rien… !
- Les corps cétoniques sont néanmoins détectables dans l’air expiré. On connaît l’haleine cétonique en cas de diabète mal stabilisé ou chez les jeuneurs impénitents. On sait aussi que l’isomère lévogyre (L) est moins utilisé par l’organisme que le dextrogyre (D). Chez le diabétique, sucre et cétones peuvent se retrouver dans les urines.