On reproduit ce matin l’intégrale d’un texte d’Élise Vincent paru dans le journal « Le Monde »:http://www.lemonde.fr/ du 20 octobre dernier et racontant l’histoire de quelques coureurs élite quant au dopage au niveau amateur. C’est assez instructif pour ceux ignorant cette réalite. Merci à Rémy Pagura pour le texte.
Ils ne prononcent jamais le mot. Parlent juste de « choses bizarres », de « drôles de trucs », de « tralala ». Ils sont techniciens, ouvriers, postiers. Leur passion : le vélo, en amateurs. Ils sont ceux dont les heures de gloire sonnent tous les dimanches, dans les courses de village, encouragés par la famille et les voisins, au rythme de la Lambada. Leur tabou : le dopage. Le même qui gangrène le niveau professionnel, mais loin des sponsors et des médias, celui-là. « Le dopage du pauvre », chuchotent certains. Un phénomène qui touche particulièrement les catégories « nationales » et « élites », ces antichambres du monde professionnel, où l’on s’entraîne comme ses idoles, trois à cinq heures par jour, qu’il vente, qu’il neige. Et où presque tout est permis.
En France, ils sont environ 2 500 licenciés à évoluer à ce niveau. Après plusieurs rencontres, cinq d’entre eux, âgés de 27 à 35 ans, amateurs dans la région des Pays de la Loire, ont accepté de raconter leur expérience, sous couvert d’anonymat. Mariés et jeunes pères de famille pour la plupart, ils racontent leurs désillusions. « Au début, j’avais un coach. Il m’aidait à établir mes plans d’entraînement, raconte Hervé, 29 ans, électromécanicien. Mais quand je suis arrivé en national, il m’a dit : « Si tu veux encore progresser, je ne peux plus rien pour toi. Maintenant, l’eau claire ne suffit plus. » » Hervé ne met que peu de temps à comprendre. A ce niveau, c’est « la jungle », « les mafias gâchent tout », déplore-t-il. Une mafia qui s’organise avec ses petits consommateurs – les cyclistes véreux – et ses parrains : médecins corrompus, dirigeants de club ambitieux. Le trafic de base, ce sont les ordonnances. « C’est simple comme bonjour, explique Hervé. Même sans médecin complaisant, il suffit de se frotter le cul avec du papier de verre pour faire croire à une irritation ou se pointer au printemps en disant qu’on est allergique aux pollens. » Autre pratique en vogue, entretenir l’amitié avec des préparatrices en pharmacie, plus si affinités. Pour les « accros », il y a les voyages annuels en Espagne ou à la frontière belge. Là où de nombreux produits sont en vente libre. Période idéale pour s’y rendre : janvier ou février, juste avant la reprise de la saison.
Yves Faure, un médecin généraliste isérois condamné en 2003 pour des ordonnances de complaisance à 5 000 euros d’amende et quatre mois d’interdiction d’exercice, se défend : « Moi je réparais, c’est tout. Mon patient avait toujours mal au genou, alors, à force, j’ai été obligé de lui prescrire des injections de corticoïdes. N’importe qui peut se faire avoir. » Aujourd’hui, il a toujours son cabinet et est membre de la commission médicale de la ligue de football amateur de l’Isère. « Pour certains, l’ordonnance c’est comme la liste de courses à Leclerc », ironise Gérald, 28 ans, ouvrier au 2/8.
L’EPO ? Trop cher : 7 000 euros par trimestre en moyenne, réservé aux salaires des pros. Le traitement de base du bon amateur, ce sont les corticoïdes. Un moyen d’alléger la douleur, en injection de préférence, plus efficace. « Avec une piqûre de corticoïdes, on peut être pimpant pendant un mois », explique Gérald. Il y aussi la caféine pour stimuler. Le Lasilix, pour maigrir. Les antalgiques, pour mieux récupérer. Les amphétamines, pour garder le sourire. Un mélange de produits autorisés, détournés ou interdits, qui se fait à la maison, en cuisine, à sa sauce, avec, pour seul conseil médical, les notices des boîtes d’emballage.
Ces dix dernières années, six réseaux de dopage de cyclistes amateurs ont été démantelés en France. Le dernier, en 2005, à Cahors, où un trafic de « pot belge » (mélange d’amphétamines, de cocaïne et d’héroïne) a été mis au jour. Le 3 juillet, le tribunal correctionnel de Bordeaux a condamné à quatre ans de prison ferme le principal prévenu, Freddy Sergant, un ancien soigneur belge.
Ce type de réseau organisé est cependant marginal. La principale source d’approvisionnement des amateurs reste avant tout le petit trafic local. Des réseaux artisanaux, entre amis, entre clubs, où l’on se murmure les noms des bons médecins, des bons produits, et où le mieux renseigné, le mieux équipé, sert de revendeur.
Dans ce système, les anciens coureurs professionnels sont régulièrement montrés du doigt. Souvent mis en cause dans les affaires, ils transmettent ce que les spécialistes appellent « la culture du produit ». Dorian Martinez, le fondateur du centre d’écoute SOS-Dopage, un numéro d’appel gratuit et anonyme, raconte : « Nous recevons régulièrement des appels d’amateurs à qui d’anciens professionnels ont proposé des produits, un jour où ils n’étaient pas en forme et souvent gratuitement la première fois. » Il explique : » Certains acceptent, d’autres non. Dans tous les cas, les amateurs nous appellent pour savoir ce qu’ils doivent faire. »
A ceux-là, SOS-Dopage communique systématiquement le numéro de la brigade des stupéfiants, à Paris. « Libre à eux de collaborer ou non », précise Dorian Martinez. Pas facile quand ce sont ces mêmes anciens professionnels qui briguent à terme les postes d’entraîneur ou de président de club. Avec le temps, Internet est aussi devenu une source d’approvisionnement en produits dopants. Très en vogue aux Etats-Unis, la Toile n’a pas de site référencé, mais des forums d’amateurs, principalement anglophones, où le trafic s’organise, en arrière-cour, après échange des adresses e-mails.
Pourquoi les amateurs prennent-ils tant de risques ? La plupart n’ont pas conscience des dangers encourus – troubles rénaux et gastriques, ou, à long terme, hépatites, tumeurs, ruptures d’anévrisme, etc. Pour certains, la simple perspective d’une photo noir et blanc, 5 × 6 cm, dans les colonnes du quotidien régional après la victoire, remplace toutes les justifications. Le lundi, au boulot, c’est eux les rois. L’appât du gain a aussi son rôle. « Ceux qui ne font que ça peuvent réussir à empocher jusqu’à l’équivalent d’un smic par mois », explique Didier, 35 ans, maçon. A défaut, les primes de victoire permettent d’amortir les frais de déplacement. Au dopage, s’ajoutent dès lors régulièrement les courses arrangées : à l’amiable dans le peloton, ou en argent liquide, de la main à la main, sur la ligne d’arrivée. Des accords qui peuvent se faire entre coureurs ou directement entre clubs.
Officiellement pourtant, présidents de club et entraîneurs sont tous « contre le dopage ». Dans les faits, chacun ferme les yeux, faute de preuve. Dans ces antichambres du monde professionnel, les contrôles antidopage sont quasi inexistants. Dans les Pays de la Loire, sur la centaine de courses ouvertes aux « élites » ou aux « nationaux », seuls une dizaine de coureurs en moyenne subissent chaque année des contrôles. Résultat, depuis 2003, seulement trois cyclistes ont été détectés positifs. Même proportion dérisoire à l’échelle nationale.
Le succès du dopage amateur, à l’instar de celui des pros, est en grande partie lié à la loi du silence. « On sait qui tape dans la boîte ou pas », explique Mathieu, 27 ans, fonctionnaire. « Mais on n’en parle pas », ajoute-t-il. « Le mec qui se charge peut crever ou tomber en route. Et quand on le bat, on est vachement fier », défend-il. Ceux qui parlent s’exposent aux représailles. « Si on veut continuer à courir, il ne faut pas trop poser de questions. Sinon, on sait qu’au premier virage, on peut se retrouver dans le fossé à cause d’une « chute ». Il y en a souvent des chutes organisées », confie-t-il.
Le silence est d’autant mieux gardé qu’organisateurs et public sont peu préoccupés par les coulisses du spectacle. « Il y a peut-être des non-dits qui se règlent sur le vélo », admet Christian Fleury, maire de Bonnetable (4 000 habitants), où a lieu tous les ans une course nationale. « Mais ces compétitions font vivre les villages », soutient-il. Dans les hautes sphères, on minimise. « C’est faux, archifaux de dire que ces pratiques sont répandues », s’emporte Stéphane Heulot, responsable du cyclisme amateur à la Fédération française de cyclisme (FFC). « Ceux qui dénoncent le dopage, ce sont les faibles », lâche, quant à lui, Stéphane Guay, cadre technique départemental du comité cycliste de la Sarthe. Tous les deux sont d’anciens coureurs professionnels. « Notre message aujourd’hui, c’est de dire aux jeunes qu’ils ne perceront jamais chez les pros s’ils commencent à se doper chez les amateurs », précise Stéphane Guay.
Pourtant, selon les cinq amateurs interrogés par Le Monde, ceux qui parviennent au niveau professionnel, seuls, sans « jamais toucher à rien », sont des « rescapés ». La carrière des meilleurs de ces cinq témoins s’est brisée le jour où ils ont refusé de « franchir le Rubicon ». Ainsi de Christophe, 31 ans, responsable de magasin. Plus jeune, il a refusé le stage de « reminéralisation » qui conditionnait son entrée dans une grande équipe espagnole. « Je ne sais pas ce que c’était exactement, mais je suis sûr que ce n’était pas bon pour ma santé », raconte-t-il. Le vélo ou la vie. En 2000, Christophe a perdu deux de ses amis. Deux amateurs de 24 et 25 ans, dont les parents portent le deuil en silence.
Aujourd’hui, ces cinq amateurs interrogés continuent de courir. S’entraînent en jonglant avec le boulot, les RTT et les baby-sitters. Mais plus que « pour s’amuser », disent-ils, « voir les potes », aussi. « Occuper les week-ends », parfois. « Et puis un peu pour épater les mômes… ».
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