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Le Crique (1957-2015)

Aujourd’hui, La Flamme Rouge a le plaisir et l’honneur de publier un texte-hommage à Claude Criquielion, écrit par mon ami Raphael Watbled du site Vélochronique. Raphael a une plume magnifique, et nous régale de cet hommage subtil (il faut être attentif), sensible, et vrai. C’est pas compliqué, il y a une touche de Blondin chez Raf!

Que le grand Crique me croque… (par Raphael Watbled)

Le grand Crique, le lion de Wallonie, est mort.

À 58 ans, entre deux âges, quand une nouvelle génération d’amateurs de cyclisme a pris le bord des routes sans vraiment connaître – ou de loin – ce nom qui craque et qui rugit à la fois, et que la précédente passe ses souvenirs au petit moulin de la nostalgie, à 58 ans donc, Claude Criquielion est mort. Un infarctus du cerveau pour un champion bien en jambes mais aux méninges efficaces ; une mocheté d’accident vasculaire cérébral, comme on dit. Un champion qu’on nous ôte, pour un petit bouchon dans la tête. Faites-le-nous renaître, notre grand Crique. Renaissez-le-moi. Renais, Claudy, renais.

Renaix. 1988. L’instant dramatique (au sens littéraire, théâtral, du mot) où Criquielion vint croquer l’asphalte à pleine bouche, projeté dans la balustrade par Steve Bauer, cet instant dramatique qui le priva du titre de champion du monde sur le circuit de Renaix, pas si loin de chez lui, et surtout à quelques mètres de la ligne d’arrivée qu’il s’apprêtait à franchir très probablement en vainqueur grâce à un dépassement logiquement imparable, cet instant dramatique de quelques secondes que les archives vidéo proposent en abondance a suffi, à lui seul, à réduire sa carrière à cette pathétique image de héros malgré soi frappé par une défaite aussi cruelle qu’injuste.

Ce jour-là, le coup de coude fatal de Bauer permit de graver dans la mémoire collective le faciès défait et regimbant de Criquielion, franchissant la ligne à pied, tenant son vélo d’une main et jetant au néant ses vaines réclamations de l’autre. Ralenti par la chute de sa victime, Bauer s’était laissé supplanter par Maurizio Fondriest, alors jeune inconnu, trop heureux de profiter d’une situation qui le condamnait pourtant à la troisième place une seconde plus tôt ; une victoire certes peu enviable mais qui permit au moins de ne pas à avoir à destituer Bauer s’il avait réussi à l’emporter après avoir balancé le vainqueur légitime ; le Canadien fut déclassé de sa deuxième place, mais Criquielion entra pour toujours dans la légende des battus poignants.

Et pourtant, qu’il est injuste de ne garder que sa défaite de Renaix pour premier souvenir ! L’évocation en boucle de cette chute historique à l’occasion de son décès ce 18 février 2015 montre à quel point notre mémoire engraissée de sensationnalisme pratique les meilleurs raccourcis vers le scandale.

Car des sensations, la carrière de Criquielion en fut riche par ailleurs. Frappé du même syndrome que Laurent Fignon, qui pouvait se plaindre d’être pour toujours « celui qui a perdu le Tour de France 1989 pour huit secondes » alors qu’il l’avait gagné deux fois auparavant, Criquielion aurait imposé un autre souvenir à la chronique cycliste s’il avait pu être champion du monde postérieurement à l’accident de Renaix : il aurait traîné l’étiquette du héros revanchard et vengé. Mais il l’a été antérieurement. Car enfin, accessoirement, que le grand Crique me croque s’il n’a pas été champion du monde à Barcelone en 1984, quatre ans plus tôt.

Que le grand Crique me croque s’il n’a pas gagné le Tour des Flandres (1987), la Flèche Wallonne (1985 et 1989), la Classique de Saint-Sébastien (1983), le Tour de Romandie (1986) et le Midi Libre (1986 et 1988).

Que le grand Crique me croque s’il n’a pas cumulé une trentaine de top-10 sur un panel de moins de dix classiques et semi-classiques dont il fut un des meilleurs spécialistes mondiaux des années 1980.

Que le grand Crique me croque s’il n’a pas terminé sept fois dans le top-10 d’un Grand Tour, avec un podium en Espagne (3e en 1980).

Avec son sourcil garni qui assombrissait un peu plus un regard déjà ténébreux mais néanmoins gentil, Criquielion pédalait avec une ténacité que son humilité a rendue plus discrète que celle d’autres champions plus disposés au vedetarriat. Mais il fut bien l’un des plus beaux guerriers de sa génération, et l’un des meilleurs Belges du cyclisme moderne, a fortiori l’un des plus grands Wallons.

Que le grand Crique me croque s’il ne fut pas le premier Wallon à remporter le Tour des Flandres, la course aux monts pavés qui s’est invariablement refusée aux Belges de Wallonie. Cette année-là, en 1987, il était déjà au sommet de sa gloire, mais le Tour des Flandres n’était pas de ces courses pour lesquelles on le croyait le mieux profilé. Deux places d’honneur obtenues les deux années précédentes, dont une avec le maillot de champion de monde sur les épaules, l’avaient convaincu qu’il y avait peut-être ses chances. Il y gagna donc en solitaire, une minute devant ses poursuivants.

Bon grimpeur et excellent puncheur, il semblait davantage taillé pour les classiques non pavées, et il s’était rangé parmi les meilleurs spécialistes de la Flèche Wallonne, qu’il remporta deux fois, et de Liège-Bastogne-Liège, celle d’entre toutes qui manquent le plus durement à son palmarès : souvent très bien placé, et plusieurs fois sur le podium, il trouva sur la Doyenne, en la personne de Moreno Argentin, une bête noire propre à hanter son histoire personnelle. Il y fut battu quatre fois par l’Italien, en 1985, 1986, 1987 et 1991. C’est qu’Argentin et Criquielion ont comme entrelacé leurs destins sur ce dyptique de la Flèche Wallonne et de Liège-Bastogne-Liège : ils y ont partagé cinq fois les podiums, dont quatre fois les deux premières places, avec un avantage de 3 à 1 pour l’Italien. Leurs duels se répétaient parfois la même saison : Criquielion battit Argentin dans la Flèche Wallonne 1985 (avec le maillot arc-en-ciel sur le dos) mais fut battu à Liège ; en 1991, Argentin réalisa le doublé en s’offrant Criquielion chaque fois comme dauphin…

En 1987, dix jours après son Tour des Flandres victorieux, Criquielion termina 2e de la Flèche derrière Leclercq, le mercredi 15 avril, et fut à un sourcil de conclure son printemps en gagnant Liège-Bastogne-Liège le dimanche 19 avril, jour de Pâques. Seul avec Stephen Roche à quelques centaines de mètres de l’arrivée, il s’apprêtait à disputer une victoire de prestige à l’Irlandais quand l’entente qui les avait unis comme échappés se métamorphosa en duel stationnaire : leur sur-place digne des pistards offrit à l’un de leurs poursuivants un boulevard pour fondre sur eux et les crucifier sur la ligne d’arrivée : Moreno Argentin, toujours lui, infligea aux deux cadors une humiliation qui leur valut ce titre dans L’Équipe, et que Criquielion rappelait avec un sourire amusé vingt ans après : « Argentin sonne les cloches ». Les cloches de Pâques sonnent et trébuchent, trébuchent et sonnent. On sait ce que fut la suite de la saison 1987 pour Roche, à qui ce Liège-Bastogne-Liège ne manqua pas trop mais lui fit quand même rater l’occasion d’un quarté magique, avec le Giro, le Tour et le Mondial.

Pugnace et combatif, Criquielion avait aussi quelques réserves inexplorées. On ne saura jamais s’il n’était pas capable, en forçant un peu son destin, de s’affranchir de son domaine d’expertise qu’étaient les classiques pour construire sur les Grands Tours un palmarès plus solide que celui, déjà fort élégant, qu’il forgea. Ses capacités de grimpeur, sans le placer parmi les grands spécialistes de la haute montagne, lui auraient peut-être permis, avec une préparation plus ciblée et un calendrier de compétitions d’avant-Tour moins fourni, de viser davantage de places d’honneur et peut-être de disputer un podium du Tour. Celui obtenu sur la Vuelta en 1980, sa 9e place acquise sur son premier Tour en 1979, ses accessits nombreux et sa 5e place en 1986, sont autant d’indices qui démontrent une polyvalence qu’il sous-estimait peut-être lui-même. Ses victoires au Tour de Romandie ou au Midi Libre le classèrent de toute façon parmi les champions les plus complets de son époque.

Le grand Crique, le lion de Wallonie, est mort.

Très populaire en Belgique, Criquielion était un gentil, un serein, un de ces types apaisants, au sourire malicieux et tendre, sombre mais bienveillant. Comme directeur sportif, c’était bien davantage un calme qu’un tonitruant. Ses obsèques se sont tenues ce mercredi 25 février, et que le grand Crique me croque si ce n’est pas un grand champion qu’on nous a ôté…

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  1. vinnnch

    Splendide

  2. Le Grand

    L’accident de Renaix. Bauer avait manqué l’occasion de plates excuses amandées, et Fondriest celle de l’humilité dans « la victoire ». Les zumains.
    Moins connus, deux défaites contre Argentin à Liège pour cause de gène par des motos dans la Redoute. Les motos, une plaie d’autant plus inadmissible dans le cyclisme qu’il existe des solutions simples…
    Tiens, si on rendait hommage au Belge en les appliquant.
    Un putain de dur au mal, disait-on du Crique, qui fut injustement surnommé « j’attaque demain » par certains journalistes dans l’incapacité d’imaginer l’effort que pouvait représenter le fait de s’accrocher à un groupe mené par Hinault dans un col du Tour de France.

  3. Le Grand

    on voit bien sur les images que le final de LBL 1987 est filmé de derrière les deux coureurs de tête, Roche et Criquielion. Argentin surgit de derrière la moto de télévision pour lancer son sprint et les surpasser. C’est grossier.

  4. superbe évocation du champion..effectivement, le fantôme d’Antoine Blondin n’est pas loin.. une belle plume..et du belge en plus : « que le grand cric me croque », c’est du capitaine Haddock..

    « ce nom qui craque et qui rugit à la fois.. »

    Rien, jamais, ne remplace le champion disparu. Mais il vit dans le coeur de ses admirateurs, sa véritable demeure.

  5. mica

    Oui, les motos laissent une trace indélébile dans l’ histoire du cyclisme! Combien de courses ont elles été
    faussées en proposant volontairement ou non un abris a des coureurs toujours préts à tricher dés que l’ occasion se présente?

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