Ce jour-là on arrivait à Andorre. Et le lendemain c’était repos. La station de la « _Radio des Vallées_ » organisait un méchoui monstre dans ses jardins. Par politesse, les coureurs étaient invités. On savait pourtant qu’ils ne viendraient pas. Pourtant, il en vint un… oui, oui, tu as gagné, tu as trouvé. Une bise là. Oui, c’est ton grand pote Anquetil, tenue d’estivant, flanquée de Janine plus rose que jamais et plus blonde que jamais. Là, accotés à des cyprès, on s’installe et Jacques commande : « _Allez père Mic, occupes-toi du ravitaillement_ ».

J’ai beau connaître mon Normand et ses insondables capacités, je me dis : « _Il bluffe. Un petit coup d’épate pour les copains et, après, retour à l’hôtel_ ».

Alors je déchire un petit morceau de mouton et j’apporte le truc à Jacques : « _Tu te fous de moi ? Tu me prends pour un rouge-gorge? Et n’oublie pas la sangria…_ ».

Ce fut digne de Gargantua. Jacques engouffre bien trois livres de mouton et pas mal de verres de sangria. À un moment un orage nous obligea à nous égayer vers les studios, les bureaux, les garages. Un grand coup de sifflet nous fit retourner ! Geminiani nous faisait signe, à la porte d’un hangar. On arrive et il nous dit : « _Rappliquez, j’ai découvert une mine…_ ».

Je te jure, mon petit tanagra, que je n’exagère pas. D’ailleurs, à notre prochaine virée en Normandie, tu demanderas à Jacques. Non, je n’exagère pas.

Dans le hangar il y avait effectivement la mine : une baignoire. Oui, une baignoire. Qu’est ce qu’elle foutait là, au milieu du hangar? Et bien je vais te le dire, mon trésor, elle était pleine de sangria. « La baignoire à Marat », que j’ai dit. Mais ca n’a pas dégoûté Jacques ni Gem. Ni moi d’ailleurs. Empoignant la louche qui servait à remplir les carafes, Gem la remplit, boit, la remplit, la passe à Jacques, puis à moi. On fait la chaîne…

Tu vois à peu près le genre de beuverie. Nous, encore. Mais Jacques, lui, le lendemain, il serait sur son vélo ! Pour l’étape Andorre-Toulouse. Avec le Port d’Envalira comme petit déjeuner.

Le soir, à Andorre, un témoin de la scène, mon ami Émile Besson – tu sais, celui qu’on appelle le poulidoriste inconditionnel – raconte à Anglade qui la raconte à je ne sais plus qui, qui la raconte à tout le monde. Tant et si bien que le lendemain, tous les gars ils avaient juré de se transformer en toréadors! « _Ah! Monsieur Anquetil se permet des fantaisies? En fait, il se fout de nous. Il veut nous faire passer pour des charlots? Et bien! on va lui faire sa fête…_ ».

Jacques, lui, il ne se doutait pas de ce qui l’attendait. Il finissait de digérer son méchoui, et il gambergeait l’histoire de la voyante qui avait prédit au début de l’arrivée qu’il se casserait la figure ce jour-là! Tu as beau ne pas être croyant, ca te met les intestins en tire-bouchon.

Et dès le départ la fête commence… Ca flingue de tous les côtés. Oh! il n’est pas beau le Jacques. Et Poulidor, et Bahamontès et quelques autres qui se font la paire! Jacques, lui, il peine. Au sommet il est bel et bien largué. Et comment! Poulidor est passé depuis quatre minutes! Pas joli de surcroît, il a les yeux au fond de la cour et l’impression de marcher à côté de ses pompes comme on dit dans le language fleuri du peloton…

Au sommet c’est presque la nuit. Le ciel est noir, il y a du brouillard et un sale petit crachin. Les voitures éclairent leurs phares pour s’enfoncer dans la descente. Poulidor, Bahamontes et quelques autres sont loin, bien loin devant déjà quand Jacques attaque la descente…

Ah! cette descente. Geminiani, en 1958, dans Chamrousse, Nencini en 1960 dans le Tourmalet, c’était de la petite bière! Jacques fonce dans la nuit, il oublie la peur qui lui noue les tripes. À moins que ce ne soit des séquelles du méchoui… Il dégringole, bondit de lacet en lacet, rejoignant des adversaires, les clouant sur place. Au bas de la descente, il arrive sur le petit groupe de Georges Groussard, le maillot jaune. Poulidor, Bahamontes sont toujours devant.

Le long de l’Arriège, c’est la chasse folle. Jacques, maintenant transfiguré, met les pédales double, quadruple. Georges Groussard et ses équipiers (Anglade, Foucher, Monty), heureux de l’aubaine, y vont aussi de bon coeur. Si bien que Poulidor, Bahamontes, etc. sont rejoints. Georges Groussard a sauvé son maillot jaune, Anquetil a rétabli la situation.

Mieux même, peu avant Toulouse, c’est Poulidor qui crève, tombe et perd plus de deux minutes sur Jacques! Avoue que ce n’est pas normal… seulement, ma toute belle, Anquetil n’est pas un gars comme les autres. Il n’est pas fabriqué de la même viande. Et il file des complexes à tout le monde. Mais je pense que pour quelques louches de sangria, il a failli – oui, seulement failli – perdre le Tour… alors que d’autres l’ont perdu pour un bidon de bière froide! À te dégouter de boire de la bière. Tu n’aurais pas plutôt une goutte, enfin deux, de ce Meursault du père Paul Gauffroy?

Miroir du Cyclisme no 116, juillet 1969.

Partager