Quelques récents échanges entre des lecteurs de ce site m’ont rappelé que j’avais promis une critique du magnifique livre de Philippe Bordas et intitulé Forcenés (publié aux éditions Fayard en 2008).
Philippe Bordas fut chroniqueur cycliste pour le journal L’Équipe de 1984 à 1989. Photographe dès ses premières heures, il a remporté plusieurs prix de photos pour différents albums et s’est fait connaître notamment parce qu’il est le photographe de MC Solaar, le populaire rappeur français. Avec Forcenés, il signe son premier roman et c’est probablement tout naturellement qu’il a choisi comme sujet le cyclisme, ce sport qu’il connaît forcément assez bien.
Forcenés est d’abord et avant tout un roman. Ceux qui espèrent y trouver une biographie fidèle des forçats de la route ou des flahutes seront décus: Bordas livre plutôt un "testament amoureux" du cyclisme, mais pas n’importe quel cyclisme: celui d’avant les années 1960, le seul vraiment digne, selon Bordas, de passion voire de vénération.
Le livre est organisé en une quarantaine de petits chapitres, certains portant sur des légendes du cyclisme (Anquetil, Roger De Vlaeminck, Coppi ou encore Le Grand Fusil par exemple), d’autres portant sur une foule de sujets dont le but est visiblement de traiter de tout ce qui entourait le Grand Cyclisme, celui d’autrefois, question de donner aux lecteurs une idée de l’ambiance du cyclisme à l’époque.
On peut lire, par exemple, un chapitre intitulé "Bruits" et qui nous permet de mieux saisir ce que pouvait être l’ambiance des courses d’autrefois, ambiance ici perçue par les bruits, bruits d’un peloton la nuit, bruits des routes de montagne, bruits des chutes, bruits des dérailleurs, bruits de la crevaison, bruits de la foule, bruits du vent dans les oreilles. Chaque bruit est mis en scène avec une prose souvent élégante, intelligente et poétique. Un autre chapitre, intitulé "Trompe-la-mort" m’a beaucoup plu, donnant une idée du genre d’hommes que le cyclisme naguère pouvait attirer…
Bref, le livre de Bordas est un poème d’amour au cyclisme d’autrefois. Lorsqu’il traite du cyclisme d’aujourd’hui, ce sera souvent pour le critiquer assez sévèrement, estimant parfois avec raison qu’on a vidé le cyclisme de sa substance, de ce qui faisait la légende du vélo. Je suis personnellement assez d’accord avec lui, les oreillettes par exemple ayant tué l’art de la course, cet art qui a fait la légende de certains cyclistes d’autrefois qui savaient trouver "au feeling" le bon moment pour attaquer. Marco Pantani aura probablement été, selon moi, le dernier des Mohicans à ce chapitre, refusant un cyclisme calculateur et n’hésitant pas à annoncer la couleur et à partir de loin question de jouer à "quitte ou double".
Il y a toutefois un "mais" au livre de Bordas: le style. J’avertis tout le monde: ce livre n’est pas facile à lire, loin s’en faut. Ayant étudié la littérature classique à un niveau avancé, j’ai parfois eu du mal à comprendre le sens de la prose de Bordas tant le style est hermétique voire verbeux. Ca agace d’ailleurs: on a parfois l’impression que Bordas a voulu étaler une certaine érudition dans son ouvrage, multipliant les tournures de phrases complexes, les allusions fermées, les mots peu usuels voire inconnus de la langue française.
Plus encore, on a eu l’impression par moment que Bordas a voulu s’inscrire en digne successeur d’Antoine Blondin, l’as des as de la prose cycliste. Malgré une érudition absolument titanesque, Blondin employait le juste mot, sans fioriture, sans excès, permettant à tous de le comprendre. Bordas, lui, verse dans l’excès et, du coup, s’éloigne d’une grande partie de ses lecteurs qui, à force, se lassent. Exemple tiré du chapitre sur Freddy Maertens: "De bourg en bourg, n’espérant pas viande mais soupe et la forte brassée de l’estaminet. Une maigre horde se faisant refuge d’un clocher ; louant appentis, s’y faisant chaumière ; louant lopin, y grattant festin. Une dispersion de chômeurs basculés journaliers et pousse-wagons, entre les épluchures de vie. Ils couvrent la Belgique de leurs patois désajustés, chacun sa chance, nourris de viscères de poissons, se croisent six mois plus loin, un doigt sur la casquette, chacun sa route ; échouent où c’est plus chaud, s’endorment où c’est moins froid."
Malgré cette écriture un peu lourde, Bordas présente un ouvrage magnifique, texturé et poétique. On lui doit des expressions qui resteront probablement. La plus belle est celle-ci: le cyclisme est le lieu infernal du maximalisme.
Je ne connais tout simplement pas plus belle définition du cyclisme.
Voici une autre critique intéressante de ce livre, écrite par quelqu’un n’étant pas un amateur de cyclisme.