Fin connaisseur du dopage dans le sport, pharmacien, Marc Kluszczynski nous livre aujourd’hui son avis sur le récent livre « Je suis le cycliste masqué » qui a suscité beaucoup d’intérêt sur ce site.
Je porte également à votre intérêt cette très récente entrevue avec Antoine Vayer au sujet de ce livre, entrevue réalisée par Alain Gravel dans son émission du matin à Radio-Canada. 13 minutes très intéressantes!
Marc a des doutes sur la réelle existence du cycliste masqué, Antoine nous assure via cette entrevue que ce cycliste masqué pédale bel et bien au sein du peloton au moment où j’écris ces lignes.
Quoi qu’il en soit, La Flamme Rouge tient à diffuser diverses opinions compte tenu du mystère entourant l’auteur de ce livre, ceci afin de vous permettre de vous forger une opinion plus éclairée. La mienne évolue encore, entre Daniele Bennati et un cycliste virtuel…
Voici l’avis de Marc:
« Les chroniques des insiders sont rares mais toujours intéressantes. On connaissait déjà celle du site Cycling Tips « The secret Pro » où tous les mois un pro actuel livre ses états d’âme sur la santé du peloton. Le dopage y est évoqué, mais très prudemment, par le cycliste anglophone (ce pourrait être Dan Martin ou un jeune américain). Ce n’est pas le cas avec le Cycliste masqué écrit en collaboration avec Antoine Vayer. Mais on s’aperçoit vite que le cycliste masqué en connaît trop sur la question. Il fournit des détails trop précis comme l’anecdote figurant dans l’autobiographie de Bradley Wiggins (In pursuit of glory, Orion Books.co.uk, 2008, p 19) révélant que son père transportait ses amphétamines dissimulées dans les couches du jeune Bradley (« Garry smuggled more drugs back into Belgium hiding them in my nappy »). L’anecdote avait été fournie à Vayer par l’auteur de ces lignes en 2012. Il semble donc étonnant qu’un pro en exercice puisse citer des passages d’autobiographie de vainqueur du Tour. Le cycliste masqué connaît même la date à laquelle Bernard Hinault prit la tête d’un mouvement de grève pour protester contre les contrôles antidopage dans les critériums.
On se demande donc très vite si Vayer ne se serait pas glissé lui-même dans la peau d’un cycliste virtuel. D’autres détails trahissent les couplets habituels de Vayer, comme à la page 50, parlant d’Eddy Merckx comme « le vrai roi des Belges, ayant présenté le Dr Michele Ferrari à Lance Armstrong ». Comment un pro en exercice pourrait-il citer de tels détails ? Si les pro du cyclisme font l’histoire, ils ne s’y intéressent pas, et passent encore moins de temps à consulter un site spécialisé dans les affaires de dopage.
Dès la page 33, Chris Froome est critiqué (« On ne fait pas de chevaux de course avec des ânes »). On rappellera à Vayer (et pas au cycliste masqué) que l’anglais a un VO₂ max très élevé (84 à 88 ml/kg/min) connu dès son passage à Aigle au début de sa carrière. Il est donc faux d’affirmer à la page 176: « Si Froome avait eu un moteur physique si prodigieux, on l’aurait su dès son plus jeune âge ». L’anglais est naturellement accusé de dopage mécanique, les mots employés étant les mêmes que ceux de Vayer dans sa chronique du Monde pendant le TdF. S’il est possible qu’il ait recueilli quelques confidences de cyclistes, celles-ci apparaissent noyées au milieu des chevaux de bataille du chroniqueur, le dopage mécanique (à la page 80, on pourrait croire que tous les pros l’utilisent : « Quand je vais arrêter, je vais enfin me faire mon vélo sans kit moteur intégré », Froome le mutant, les mafias, les arrangements en course…
Le livre en devient finalement pénible à lire, tant les propos sont excessifs ou éculés : le dopage à l’AICAR généralisé (alors que la substance a très vite été détectable) expliquant la maigreur des cyclistes actuels (et chez l’équipe Sky en particulier). On nous ressert le cliché vieillot du cycliste connaissant mieux le Vidal (dictionnaire des médicaments) que son médecin. Malgré cela, le cycliste masqué (ou Vayer) nous présente une nouvelle catégorie de substances : les ersatz de drogues dures, auxquelles appartiendrait la caféine « équivalent de la méthadone en quelque sorte » à la p 140). Un peu plus loin, corticoïdes et tramadol sont cités comme appartenant aux « produits méthadone ». En passant, on précise que le tramadol n’a jamais été vendu sans prescription médicale. On saute au plafond en lisant que « Stilnox et Myolastan seraient prescrits par la direction de l’équipe pour être zen à l’arrivée ». Le Myolastan a été retiré de la vente en France en 2012. Et l’on doute qu’un responsable d’équipe prendrait le risque d’un tel acte criminel ! L’auteur (on ne sait plus qui) parle de nombreuses chutes dans un état second dues à ces benzodiazépines.
Malgré tout ce copier-coller, il est triomphalement écrit à la page 154 : « Les experts, c’est nous ! ». Dans la critique des performances des français, c’est bien Vayer qui parle. La 2e place de JC Péraud au TdF 2014 lui apparaît crédible. Pinot, Bardet, Barguil doivent lui apporter la preuve qu’ils pédalent sans caféine, cortisone et tramadol. L’analyse précise des performances de Thomas Voeckler est sans l’ombre d’un doute celle de Vayer : Voeckler s’est métamorphosé dès 2010 lors de la 12ème étape du Giro. Il est ensuite 4ème du TdF 2011 en développant 6% de puissance en plus sur les derniers cols par rapport à 2004 et son rendement est 10% meilleur en 2011 qu’en 2004.
Seuls Cadel Evans (« j’ai envie d’y croire »), Dan Martin, Greg Van Avermaet, Marcel Kittel, John Degenkolb (« j’y crois ») bénéficient de l’indulgence de l’expert, au contraire d’Alejandro Valverde, qui vient de gagner sa 4e Flèche Wallonne à 36 ans. Tiens, en passant, on apprend que son équipe Movistar travaillerait avec le Dr Ferrari (p 123). Puis à la page 119, le cycliste masqué (?) énumère la liste des médecins dopeurs ! A la page 259, on lit cette étonnante formule de la part d’un pro : « On a notre tableau de Mendeleiev avec des coureurs chimiques voir atomiques ».
De courts chapitres citent ensuite ce qui s’est déjà écrit ailleurs tels les stages en altitude servant d’alibi aux micro transfusions. On apprend l’existence d’une nouvelle méthode d’entraînement, le home-trainer à jeun en hypoxie. Vayer admet une évolution du cyclisme et le recul du dopage nécessite « un ajustement de l’entraînement de la part de l’encadrement, encore trop souvent constitué d’ex-dopés dont le réservoir était rempli d’EPO à rabord ». Mais ce n’est pas le cas chez Sky et les équipes françaises ! Les nouvelles méthodes d’entraînement profitent à tout le peloton et plus seulement aux leaders. Si ce sont toujours les mêmes ou leurs pions qui dirigent le cyclisme depuis trente ans, Vayer admet que le dopage dorénavant n’est plus obligatoire.
Pour finir un dernier mot, peut-être celui du cycliste masqué qui commence à parler à la page 213, sur les jeunes journalistes spécialisés aux dents longues, qui débutent et traitent de rat certains coureurs sans avoir pédalé eux-mêmes. Beaucoup sont là pour faire de l’audience, et pour l’audimat il n’y a rien de mieux que la polémique et le sensationnel. On pense tout de suite au reportage de Stade 2 à la TV française, sur l’utilisation de moteurs électriques dernière génération et indétectables par l’UCI, sur la Coppi e Bartali et la Strade Bianche de mars. Malgré les accusations incessantes, les pro doivent adopter un discours « lyophilisé », mais repèrent assez rapidement les journalistes qui sont là pour faire le buzz, et ceux qui sont rigoureux.
Le cycliste masqué existe-t-il ? On a vainement cherché. Il n’est pas français, est en fin de carrière, et vient de resigner deux ans pour une équipe pro. Il est passé dans une équipe italienne à ses débuts, a été porteur du maillot jaune au Tour de l’Avenir. Sa carrière en est à sa 12ème année. Il a remporté plusieurs victoires d’étape au TdF. Il a deux enfants et a participé à plus de 20 grands Tours. On a pensé à Filippo Pozzato, Matteo Tosatto ou à Daniele Bennati. Mais à chaque hypothèse, le puzzle ne se referme pas. L’hypothèse d’un cycliste virtuel l’emporte. »