La semaine dernière, Simon Drouin, journaliste sportif à La Presse, publiait un article sur le dopage dans le cyclisme, au titre choc : « Quand la science prend de l’avance sur les tricheurs ».
Vraiment ?
Serions-nous en train de gagner la bataille contre le dopage dans le cyclisme, et dans le sport ?
J’ai trouvé bien évidemment le titre quelque peu exagéré, et j’ai donc voulu faire le point sur la situation en consultant certains experts indépendants, les seuls capables de donner l’heure juste selon moi car n’ayant pas d’intérêt financier ou institutionnel dans le cyclisme, comme moi.
C’est donc tout naturellement que je me suis tourné vers Marc Kluszczynski, pharmacien et expert sur le dopage, responsable de la rubrique « Sur le front du dopage » de la revue Sport & Vie. Marc est fréquemment intervenu, ces dernières années, à propos du dopage dans le sport et nous donne un avis éclairé et intéressant sur la probable situation actuelle.
La Flamme Rouge : Marc, au terme de la saison 2015 de cyclisme, merci d’accepter de faire le point sur l’état de la situation à l’égard du dopage dans le cyclisme.
Marc Kluszcynski: Ca me fait plaisir Laurent.
LFR: Marc, au terme de la saison 2015, il y a selon toi moins de dopage dans le cyclisme professionnel qu’avant?
MK: Ma réponse est oui ! Notamment parce qu’il devient de plus en plus difficile de se doper suite à la mise en place des contrôles inopinés il y a 10 ans et du passeport biologique en 2008. La mentalité des jeunes cyclistes pro et de certains directeurs sportifs a aussi évolué. Il y a donc, selon moi, moins de dopage en quantité et en qualité.
De plus, les avantages procurés par un dopage sanguin ne sont plus de 10 à 15% (comme dans les années 2000) mais de quelques pourcents, qu’un jour « sans » peut d’ailleurs annihiler. La physionomie des étapes de montagne a changé, et on voit que les démarrages n’ont souvent lieu que dans les derniers kilomètres du dernier col. Les puissances de 450 watts voire plus appartiennent désormais à une époque révolue. L’interprétation des puissances estimées comme signature d’un dopage, et que certains jugent à la hausse depuis quelques années sur le Tour de France, est soumise à discussion. Cette hausse est en contradiction avec ce constat.
LFR: Quels sont, selon toi, les usages dopants les plus répandus actuellement dans le peloton professionnel et existe-t-il des nouveaux produits à surveiller?
MK: Le dopage sanguin garde vraisemblablement la 1ère place, les micro-doses d’EPO et les mini-transfusions indétectables permettant de ne pas trop faire bouger les constantes du passeport biologique. L’emploi des micro-doses est facilité par l’impossibilité actuellement d’effectuer des contrôles nocturnes (entre 23h et 6h par exemple), seule période où elles seraient détectables. Il faut aussi ajouter que plus d’une centaine d’EPO de contrebande restent indétectables.
De plus, le nombre de produits indétectables agissant sur les filières de dopage endogène n’a jamais été aussi important. On peut citer : les mimétiques de l’insuline, les sécrétagogues de l’hormone de croissance, les mimétiques de l’EPO (qui se font bien discrets car certains sont déjà détectables), les inhibiteurs de la dégradation de l’AICAR endogène (substance 14), et surtout les sécrétagogues de l’EPO endogène. Pour ces derniers produits, qui intéressent beaucoup l’industrie pharmaceutique dans le traitement de l’insuffisance rénale et l’anémie, la recherche est féconde et la mise au point de tests de détection risque d’être plus difficile pour toutes ces dernières substances pour certaines issues de biotechnologies.
Bref, on peut penser que l’âge d’or de l’EPO « classique » touche à sa fin car une bonne trentaine d’agents stimulants de l’érythropoïèse (certains sous forme de comprimés à avaler) sont au stade des essais cliniques. Le but est donc désormais de faire sécréter l’EPO endogène (que l’organisme sécrète), ce qui permet par ailleurs de déjouer plus facilement le passeport biologique.
Certains de ces médicaments sont toutefois déjà détectables, comme le FG-4592, grâce en effet à une collaboration entre l’industrie pharmaceutique et l’AMA pour la mise au point de tests de détection. Les progrès sont toutefois lents car il s’agit en fait de ne pas en faire trop afin de préserver les intérêts des deux côtés.
Ajoutons aussi que l’usage des bronchodilatateurs et des corticoïdes inhalés est libéralisé depuis quelques années. Il faut retenir qu’un corticoïde inhalé a bel et bien une action générale puisqu’il influe sur le taux de cortisol. Certains ne doivent pas se gêner non plus pour utiliser la testostérone en microdoses (le cas de Tom Danielson est probablement lié à cela).
Reste enfin le dopage par interprétation de la liste des substances interdites, certains produits n’étant pas interdits mais présentant un réel intérêt ergogène. Citons par exemple la béta-alanine, les corps cétoniques et la lévothyroxine, qui a permis à Roman Kreuziger de déjouer le passeport sanguin. Pourtant, l’AMA ne l’a pas inscrite sur la liste des produits interdits en 2016.
Grâce à Internet toutefois, la circulation des produits dopants fait que l’on assiste à une escalade dans le sport amateur. Si elle quitte peu à peu le haut niveau, l’EPO pourrait bénéficier d’une seconde carrière dans le sport régional.
LFR: L’état de maigreur du peloton fait parfois peur… naturel ou pas?
MK: Cet état de maigreur est-il du à l’utilisation d’un modulateur métabolique orientant le métabolisme vers la combustion des graisses où à une nouvelle norme lancée par les médecins du cyclisme (dont le Dr Michele Ferrari en a été le précurseur) ? Jusqu’à présent, tous sports confondus, il n’y a eu que 11 cas positifs au GW 501516 (dont 9 cyclistes : le russe Kaykov et des sud-américains). L’alerte lancée par l’AMA en 2013 sur les dangers du produit a-t-elle été dissuasive ? Je ne pense pas que ces substances soient autant utilisées que ne voudrait le faire croire la presse à sensation.
Et pourquoi l’état de maigreur du peloton ne serait-il pas du à un recul du dopage ? La perte de poids est un bon moyen d’augmenter les watts/kg. Avec cependant l’inconvénient de diminuer les défenses immunitaires et de favoriser les infections respiratoires, de plus en plus fréquentes dans le peloton (mais déjà favorisées par les corticoïdes inhalés).
LFR: Quel bilan aujourd’hui pour le passeport biologique, désormais en place depuis plusieurs années?
MK: Concernant le dopage sanguin, le passeport biologique a certes mis de l’ordre et en a réduit les avantages. S’il peut être contourné par un dopage « soft » à base de micro-doses ou de mini transfusions autologues, on peut penser que l’avantage retiré sur la performance n’est plus de 10% à 15% comme dans les années 2000, mais de quelques pourcents seulement, bénéfice qui peut être annulé par un jour de méforme dans un grand tour. De jeunes cyclistes crédibles et transparents (Thibaut Pinot, Tom Dumoulin, plusieurs coureurs canadiens) montrent en ce sens une nouvelle voie.
Rappelons aussi que l’UCI a été la 1ère fédération à adopter le passeport biologique en 2008. Comme l’avait déclaré le Pr. Michel Audran, les profils sanguins anormaux ont disparu. Mais le passeport n’est pas l’arme absolue et doit absolument évoluer s’il ne veut pas rejoindre l’hématocrite à 50% de 1997, que certains considéraient comme une limite à ne pas franchir dans le dopage. Les micro-doses permettent en effet de rester « dans les clous » et d’éviter de se faire flasher au radar. On ne peut cependant augmenter la sensibilité du passeport au risque de suspendre des faux-positifs. Il faut certes introduire de nouveaux dosages, mais lesquels ? Chose certaine, le passeport biologique doit mieux comprendre les fluctuations sanguines résultant de stages en altitude.
Enfin, contrairement à ce qu’affirmait Brian Cookson en 2014, une anomalie du passeport biologique ne doit pas être considérée comme un cas positif mais doit servir à cibler le sportif dans l’optique de le contrôler inopinément. Tout au plus, l’UCI pourrait appliquer (comme la FIS) la règle du no start-no run pour une durée de 15 jours à un mois. Avec l’affaire Kreuziger, l’UCI semble avoir choisi la prudence, se souvenant des problèmes juridiques issus des premières suspensions en 2009 (Pietro Caucchioli, Igor Astarloa, Tadej Valjavec, Franco Pellizotti qui pourtant avait été défendu par le Tribunal antidopage italien).
LFR: Le nouveau code mondial antidopage fait passer les peines suite à un contrôle positif de 2 à 4 ans. La dissuasion peut-elle fonctionner au plus haut niveau, alors que les enjeux, notamment financiers, sont colossaux?
MK: Avoir augmenté la durée de suspension de 2 à 4 ans en cas de dopage « lourd » (hormones, stéroïdes, dopage sanguin) est certainement dissuasif. Mais l’AMA n’a pas les moyens de ses ambitions, justement à cause des enjeux financiers du sport mondial. Les contrôles rétroactifs (dont le recul passe à 10 ans) ne sont pas assez utilisés selon moi car ils sont de véritables bombes à retardement.
LFR: Les législations contre le dopage et la circulation de produits dopants restent un réel problème en ce sens qu’elles ne sont pas harmonisées, l’Allemagne ou la France ayant par exemple des politiques bien différentes de l’Espagne. C’est un réel problème, et existe-t-il encore des « eldorado » pour coureurs pro voulant se doper sans soucis?
MK: Alors que 150 pays sont signataires du Code mondial antidopage, certains ne possédaient il y a encore peu ou pas de loi antidopage (Kenya) ni même d’agence antidopage (Jamaïque). Il s’agit non seulement de posséder une agence mais aussi de faire en sorte qu’elle fonctionne correctement ! Les records du monde du 100 mètres et du marathon ne sont donc pas crédibles. L’Espagne ne s’est dotée d’une loi antidopage qu’en 2006, lors de l’affaire Puerto, où la justice a montré ses limites. Madrid ayant échoué dans sa candidature pour l’obtention des JO 2020, peut-on garder espoir d’un renforcement de la loi antidopage espagnole ?
Les eldorado continueront donc à exister très certainement, notamment sous couvert de stages en altitude. En France, la pénalisation du sportif dopé (loi de 2008) est abandonnée, alors que l’Allemagne se préparait à voter une loi dans ce sens. Se pose alors le problème de la double peine : on ne peut condamner deux fois pénalement et administrativement pour le même délit. L’harmonisation des lois antidopage est donc souhaitable avec une sanction sportive pour l’athlète et des sanctions pénales (amende, prison) pour les pourvoyeurs, comme c’est le cas en France actuellement.
LFR: Ton bilan des récentes actions de l’AMA? Va-t-on dans la bonne direction?
MK: Les reportages de l’ARD réalisés par Hans Joachim Seppelt sur le dopage en athlétisme ont selon moi montré l’AMA sous un autre angle. L’AMA soutient l’IAAF dans le refus de transmettre aux agences nationales antidopage les passeports sanguins d’athlètes mis en cause dans les reportages. L’AMA de Craig Reedie a donc extrêmement déçu dans la conduite de la crise à l’IAAF suite aux reportages de Seppelt : le journaliste dénonce l’extrême mansuétude de l’AMA envers l’athlétisme russe (Seppelt emploie le mot « collusion »). On est donc très loin d’une AMA forte et indépendante (et incorruptible ?) malgré de timides avancées (création d’une agence antidopage au Kenya et en Jamaïque). Selon moi, la lutte antidopage ne survit actuellement qu’avec le bon travail de certaines agences nationales antidopage … et des reportages de Seppelt.
On peut aussi penser que les 1,36% de cas positifs dans le monde en 2014 tous sports confondus annoncés par l’AMA sont très loin de la réalité. Gonflé par la corruption des fédérations, ce pourcentage est vraisemblablement bien plus élevé (10 à 30% ?).
À la décharge de l’AMA, il faut dire qu’elle n’a pas vraiment les moyens de ses ambitions. Pour obtenir les fonds nécessaires à la recherche, l’AMA dépend à moitié des Etats et à moitié du CIO. Le fonds de recherche antidopage s’élèvera en 2016 à 12 millions de $, somme ridiculement faible par rapport à celles circulant dans le sport mondial ou gagnées annuellement par certains sportifs de 1er plan.
Enfin, ironie révélatrice s’il en est dans tout ça, c’est que l’AMA fait remarquer que même si actuellement il est impossible de contrôler un cycliste entre 23H et 6h du matin, ce qui permet à la microdose d’EPO de disparaître de l’organisme, l’UCI n’utilise pas l’article 5.2 de son code antidopage qui stipule qu’un cycliste hautement soupçonné de dopage puisse être testé la nuit ! Le Code mondial antidopage 2009 avait déjà prévu un système de localisation avec des contrôles inopinés possibles 7 jours sur 7 et 24H sur 24. Ceci avait été considéré comme une intrusion dans la vie privée de l’athlète, ce qui avait décidé de l’intervalle 23H-6H. La lutte antidopage en Europe doit donc composer avec les directives de la Convention Européenne des droits de l’Homme. En 2016, en France, les contrôles nocturnes nécessiteront le consentement du sportif…
Je termine en évoquant la prévention du dopage, qui reste la grande oubliée de la lutte antidopage, sauf par exemple au Canada où le CCES s’investit avec sérieux dans cette mission. En France, compte tenu du « mille feuille à la française » qui dilue l’action, elle se résume à « quelques mallettes, flyers ou autres saynètes ». Ce qui n’empêche pas les différentes institutions de revendiquer la primauté de l’action.
LFR : merci Marc pour cet entretien ô combien éclairant !