Je pars demain. Ou plus précisément en août prochain, mais pour moi c'est déjà demain.
Je pars sur la Haute Route 2012.
780 kilomètres en sept étapes entre Genève et Nice. 19 grands cols des Alpes. 21 000 mètres de dénivelé positif. Cinq arrivées en altitude. L'Alpe d'Huez chrono le 4e jour. Mon prochain grand objectif.
Surtout, je pars vers l'inconnu. Pour un grand voyage intérieur puisque la Haute Route ne manquera pas de mettre toutes mes ressources physiques et psychologiques à l'épreuve avant et pendant la course.
J'ai longtemps hésité à vous en parler. Je n'ai en effet jamais souhaité que La Flamme Rouge soit le théâtre de mes aventures personnelles. J'estime ne pas avoir une vie plus passionnante que la vôtre. Et surtout, je ne suis pas un champion cycliste.
Mais j'ai finalement choisi de vous en faire part. D'abord parce que cet objectif occupe déjà toutes mes pensées. Ensuite parce qu'il touche le cyclisme, notre passion à tous. Et enfin parce que l'un d'entre vous l'aurait forcément découvert tôt ou tard!
Certains n'y verront probablement que peu d'intérêt et ils en ont le droit. Certains ne croient que peu à la formule des cyclosportives, estimant avec raison qu'on peut profiter des mêmes parcours à l'année. D'autres seront gênés par l'aspect "business" de certaines cyclosportives.
Mais voilà, j'habite Gatineau. Pas Bourg d'Oisans, Gex, Nice ou encore Pau. Mon terrain de jeu à moi, ce n'est pas les Alpes que j'adore pourtant. Mon terrain de jeu à moi, c'est l'hiver cinq mois par an… et un emploi à temps plein. Alors je me paye cette grande aventure cycliste parce qu'elle me permet de vivre pleinement ma passion du cyclisme.
Et cette passion du cyclisme se conçoit, chez moi, souvent différemment des autres. Que voulez-vous, je n'ai jamais pu me motiver pour un critérium ou une course cycliste de 70 ou 80 kms. On pourrait même défendre l'argument que sur de telles distances, l'effort exigé n'est pas très différent de celui que requiert certaines épreuves d'autres sports exigeants comme le ski de fond, la course à pied, le patinage de vitesse voire la natation. Comprenez-moi bien: j'ai un immense respect pour le vainqueur des Mardis cyclistes de Lachine ainsi que pour beaucoup de coureurs cyclistes du Québec qui sont nettement plus forts que moi. Seulement, ces courses, relativement courtes, ne sont pas mon truc.
Mon truc à moi, c'est la cinquième, la sixième voire la septième heure d'une épreuve cycliste. Mon truc à moi, c'est les parcours qui, outre de confronter la condition humaine aux forces de la nature, ont forgé toute la légende du cyclisme. J'aime les grandes distances sur des parcours très montagneux car outre la beauté des paysages, la force physique y devient souvent secondaire après un certain temps, laissant place à la force du caractère et à la volonté de ne rien lâcher. Car à défaut d'avoir les cuisses ou le moteur de Merckx ou d'Hinault, je peux, sur de tels parcours qu'ils ont aussi affronté, me mesurer à eux dans ma volonté d'aller au bout de moi-même. Comment interpréter autrement l'étape de Mourenx chez Merckx sur le Tour 1969 ou la victoire d'Hinault sur Liège-Bastogne-Liège en 1981? Plus récemment, j'ai vu, dans le visage défait de David Veilleux à l'arrivée de Paris-Roubaix 2011, pourquoi j'aime tant le cyclisme et pourquoi ce garçon est un champion en devenir.
Aller au bout de moi-même, voilà bien le but de cette Haute Route 2012. Les longs kilomètres d'entrainement qui m'attendent seront habités de cette seule volonté, offrir le meilleur de moi-même sur ces 780 kilomètres entre Genève et Nice. Pour tisser des liens avec les grands champions cyclistes. Pour mieux comprendre de quoi je suit fait. Et ce faisant, pour produire un sens à ma vie.
Au-delà du sens vécu, l'homme produit du sens dès qu'il pèse les choses. En appréciant une action, une personne ou une idée, je lui confère un sens. Produire du sens est non seulement un droit mais un devoir. Le sens ne se trouve pas, donc nul besoin de le chercher. Pourtant, il ne vient pas tout seul, personne ne peut attendre qu'il survienne. Il est donné, produit par nous. Mais le "sensé" ne saurait être assimilé à "l'utile". Mon activité est inutile. Même si elle peut être sensée. Cela dépendra de mon état d'esprit et de mon aptitude à m'identifier avec l'action ou la cause, et surtout à me fondre dans cette action.
Reinhold Messner, Maître des cimes, 1994.